Chapitre 14
Au début, je n’entendis rien. Assise le dos contre la porte, tous mes muscles tendus, mes oreilles étaient à l’affût de bruits qu’elles ne souhaitaient pas entendre. Le silence dura quelques minutes. Je me forçai à respirer profondément pour me détendre.
Peut-être Adam me faisait-il tourner en bourrique. Peut-être Adam et Dominic ne faisaient rien dans la chambre d’à côté. Ou peut-être que la chambre d’à côté était insonorisée. Je me rappelai ses fouets soigneusement enroulés en espérant que ce soit le cas.
Bizarrement, bien que la chambre soit aussi effrayante que l’enfer, je n’avais remarqué ni chaînes ni entraves de quelque sorte comme je supposais qu’on en voyait dans les donjons SM. Peut-être était-ce juste pour la décoration ?
Ce faible espoir se volatilisa quand je perçus ce qui ne pouvait être que le claquement d’un fouet. Suffoquant, je me serrai dans mes bras, reculant aussi loin possible à l’autre bout de la pièce, là où un lit était collé au mur. Je grimpai sur le lit et me recroquevillai dans le coin en couvrant mes oreilles de mes mains.
Pourtant, j’entendais encore. Un coup de fouet après l’autre, sans qu’il semble y avoir de fin.
Puis cela empira. Dominic commença à crier après chaque coup. Sa voix me transperçait chaque fois. Je voulais faire exploser le mur et saisir Adam à bras-le-corps, le faire arrêter de lui faire du mal. Comment pouvait-il faire cela à un homme qu’il avait embrassé aussi tendrement quelques minutes plus tôt ? Comment Dominic pouvait-il le laisser faire ? Comment Dominic pouvait-il aimer cela ?
Je pleurais sans même m’être rendu compte de la première larme versée. Je regrettais d’avoir été aussi noble à vouloir protéger Brian. Si je l’avais laissé prendre le dessus lors notre dispute, j’aurais pu être pelotonnée dans ses bras chauds et protecteurs en ce moment même. Mon cœur me faisait mal. Je me détestais par-dessus tout.
Les mots ne peuvent décrire combien je me sentis soulagée quand le fouet se tut enfin. J’espérais que Dominic allait bien.
Bientôt j’en eus la preuve.
Etrangement, les bruits de la douleur ressemblent à ceux du plaisir. Pourtant, il m’était impossible de me tromper sur les sons qu’émettait maintenant Dominic. Ils n’avaient rien à voir avec la douleur.
Le mur aurait pu être fait de papier. Ou bien Dominic était vraiment bruyant. Adam n’émettait quasiment aucun son bien que, de temps à autre, je percevais un grognement de plaisir qui semblait trop profond pour émaner de Dominic. La tête de leur lit, collée au mur qui séparait nos chambres, butait en rythme tandis que le sommier grinçait.
Ma peur et mon dégoût disparurent peu à peu. Mes mains quittèrent mes oreilles. Je ne me contentais plus d’entendre, j’écoutais. Mon esprit construisit une image d’eux nus, superbes. Adam, pâle, puissamment bâti. Dominic, sa peau olivâtre et son corps presque émacié. Dominic courbé sur le lit si noir et Adam qui le chevauchait.
Je pressai mes mains contre mes yeux sans parvenir à faire disparaître cette image ni à stopper l’excitation qui mouillait contre toute logique ma culotte. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je pouvais trouver érotique l’image de deux hommes en train de faire l’amour. Peut-être cela appartenait-il à une partie de moi-même que je n’avais jamais osé explorer. Que je n’avais jamais voulu explorer.
Je luttai autant que je le pus contre mon excitation. Tant qu’Adam et Dominic continueraient à baiser aussi bruyamment, c’était un combat que je ne pouvais gagner. Luttant contre mon impulsion, je glissai mes mains entre mes jambes et capitulai.
Ma main bougeait au rythme de leurs élans et je m’abandonnai aux images érotiques interdites. J’allais me sentir mortifiée une fois la chose finie, mais je m’en fichais.
Je refermai mon autre main sur ma bouche alors que le plaisir montait. Je ne supportais pas l’idée qu’ils puissent m’entendre, même si la logique dictait qu’ils ne devaient rien entendre d’autre que le boucan qu’ils faisaient.
Dominic se libéra dans un cri, celui d’Adam me parvint quelques secondes plus tard. Mon dos s’arqua et je mordis l’intérieur de ma joue si fort que le goût du sang me remplit la bouche. Leurs cris mirent en miettes le peu de résistance qu’il me restait et je jouis.
Je me dirigeai ensuite, les jambes tremblantes, vers la salle de bains. J’avais pensé au début que la porte était celle d’un placard, sinon je m’y serais cachée au lieu de me recroqueviller sur le lit. Est-ce que le bruit de l’eau qui coulait aurait noyé ceux provenant de la chambre voisine ? Je ne crois pas.
Je passai un long moment à m’observer dans le miroir. Mon visage était enflammé et mes joues, collantes de larmes. J’inspirai en frissonnant puis ouvris les robinets et me lavai les mains avant de m’éclabousser le visage d’eau froide.
Adam jouait délibérément avec moi et je le laissais faire. Cela m’agaçait.
Quand tu doutes, ouvre-toi à la colère, c’est ma devise.
La colère m’aida à me sentir mieux. Oui, j’étais encore gênée par ma réaction aux bruits qu’ils avaient faits au cours de leurs ébats. Et, oui, j’étais encore en pétard et vaguement nauséeuse de ce qui s’était passé avant. Pourtant je me sentais plus stable, plus calme.
Je concentrai toute mon énergie à trouver un moyen de m’échapper. Non pas que je pensais être réellement en danger là où je me trouvais. Je ne suis pas du genre à faire confiance, mais je croyais vraiment qu’Adam souhaitait protéger Lugh. Je pensais simplement que le prix à payer pour la protection d’Adam était trop fort.
Malheureusement, il n’existait pas d’autres moyens de s’échapper que par la porte par laquelle j’étais entrée. Les fenêtres étaient fermées de grilles en fer forgé, un recours assez ordinaire pour se protéger des cambrioleurs. Je tripatouillai un peu la porte, mais je ne suis pas serrurier.
Environ quarante-cinq minutes après la fin des festivités dans la chambre voisine, une clé se glissa dans la serrure de la porte.
Frustrée et prise au piège, j’allais et venais dans la chambre mais je m’arrêtai aussitôt. J’essayai de me donner du courage sans être sûre que mes nerfs supportent une autre séance de joute verbale. Si Adam m’asticotait, je lui donnerais certainement plus de satisfaction que je ne le souhaitais.
Seulement ce ne fut pas Adam qui entra dans ma chambre, mais Dominic. Il referma la porte d’un coup de pied et je vis qu’il portait un plateau. Quelques secondes plus tard, le parfum d’ail et de poivrons verts m’assaillit les narines, et mon estomac se souvint que je n’avais pas mangé depuis le midi.
Dominic évita mon regard en posant le plateau sur le bureau ancien qui faisait face à la fenêtre. Je le regardai, et une rougeur escalada sa nuque. Lequel de nous deux était le plus gêné ?
— Est-ce que ça va ? lui demandai-je.
Il me regarda pour la première fois et, bien qu’il rougisse encore, je devinai une esquisse de sourire sur ses lèvres.
— Ça va. (Il s’éclaircit la voix en baissant les yeux.) Et je suis désolé pour… tout ça. (Ses joues rougirent de plus belle.) Adam aime les manœuvres psychologiques.
Se comportant comme un véritable gentleman, il tira une chaise vers le bureau afin que je m’y assoie. J’avais bien trop faim pour ignorer son invitation, d’autant que l’odeur me faisait saliver comme les chutes du Niagara. J’étais encore, cependant, de très mauvaise humeur.
— Il m’a semblé qu’il n’était pas le seul à apprécier, dis-je avant de regretter mes paroles.
Premièrement, c’était dit sur un ton râleur. Deuxièmement, je ne tenais pas à parler de leur vie sexuelle.
À ma grande surprise, Dominic ne s’offusqua pas. Il me sourit, son visage affichant une expression étonnamment douce et puérile.
— Il peut se comporter en sale type, parfois, mais il sait sans aucun doute comment se faire pardonner.
Je m’assis et examinai le contenu de mon assiette : du poulet cuit à l’étouffée avec des poivrons et des oignons et une montagne de spaghettis couverts de sauce tomate. Le plat dégageait une odeur paradisiaque. Il y avait également un verre de vin rouge, que je ne touchai pas. Je goûtai un morceau de poulet qui déclencha instamment un orgasme de mes papilles.
Dominic se laissa tomber dans un fauteuil, m’observant avec l’air d’attendre quelque chose. Léchant mes lèvres pour ne pas perdre une goutte de sauce, je coupai un autre morceau de poulet.
— C’est toi qui l’as cuisiné ? lui demandai-je la bouche pleine.
Ma mère aurait piqué une crise de colère devant mes manières.
— Oui, admit-il humblement, même si je remarquai que ma réaction lui faisait plaisir.
— C’est délicieux, dis-je pour m’assurer que le message était bien passé. Quel gâchis que tu aies été pompier, tu aurais dû être chef. (Son sourire disparut, et je regrettai aussitôt de ne pas avoir gardé ce petit joyau pour moi.) Désolée, c’était indélicat de ma part. J’essayais juste de te faire un compliment. (Je tentai un sourire ironique.) Je ne suis pas très bonne pour ça.
Cette remarque le fit éclater de rire, et je me sentis un peu mieux. Dominic frotta son torse d’un air absent.
— Cela ne fait que cinq jours, dit-il. J’ai parfois l’impression que c’est arrivé il y a une heure. Parfois, que cela fait une année. Je ne sais pas trop quoi faire de moi. S’il n’y avait pas Adam, je crois bien que je serais devenu fou.
Je me demandai s’il me serait possible d’amadouer ce type.
— Comment peux-tu être aussi proche de lui quand tu ne le connais que depuis cinq jours ? Je veux dire, que tu ne le connais en tant que toi-même. Euh…
Comme je ne savais comment formuler ma question, je regrettai déjà d’avoir essayé.
Dominic m’adressa un drôle de regard.
— J’étais encore moi quand j’hébergeais Saul. Ce n’est pas comme si j’avais cessé d’exister juste parce que ce n’était pas moi qui conduisais. (Il sourit légèrement.) Saul appréciait beaucoup Adam, mais je suis celui qu’il a toujours aimé. (Le sourire devint triste, la douleur si présente dans son regard qu’elle me fit grimacer.) Et j’aimais Saul également. Il méritait beaucoup mieux que ça.
Je détestais vraiment être le témoin de sa douleur, et je pensai au secret qu’Adam gardait. Lugh m’avait dit que les démons n’avaient pas le droit de dire la vérité aux humains. Mais rien ne m’en empêchait, moi.
— Adam t’a parlé de ma situation ? lui demandai-je.
Dominic fit un effort visible pour se débarrasser de sa mélancolie.
— Il m’a dit que tu hébergeais un démon qui ne pouvait te contrôler.
— Il t’a dit qui était ce démon ?
Je n’avais pas grand espoir, il valait mieux. Dominic secoua la tête.
— Non, il m’a juste dit que c’était un démon qui lui était supérieur. Quelqu’un d’important.
— Ouais, eh bien, mon invité indésirable m’a dit quelque chose qu’il faut, je crois, que tu saches.
Je m’arrachai de mon assiette, parce que ce n’était pas quelque chose que l’on disait en se gavant d’un air désinvolte.
— Tout ce truc sur l’exorcisme qui tue les démons est apparemment un mythe. Ton démon n’est pas mort.
Pendant un long moment suspendu, Dominic, sous le choc, me regarda fixement. Puis il éclata en sanglots.
Cela me surprit l’espace d’un instant. Je l’avais déjà vu pleurer, juste après l’exorcisme, mais cela ne m’avait pas autant choquée. Ouais, je sais, les homosexuels sont censés être plus sensibles, plus en phase avec leurs émotions, bla-bla, mais Dominic ressemblait trop à l’homme viril typique. Je ne savais comment réagir à ses larmes.
Il prononça le nom d’Adam en gémissant et ses larmes se transformèrent en sanglots violents qui me déchirèrent le cœur.
Merde. Je venais juste d’annoncer à Dominic la bonne nouvelle que son démon n’était pas mort tout en lui révélant également qu’Adam était au courant et ne lui avait rien dit. Bien que je ne l’aie pas fait volontairement, je suppose qu’une petite partie malveillante en moi voulait faire payer à Adam pour ce qu’il avait fait plus tôt. Mais m’en prendre à Adam en blessant Dominic, voilà qui était bas et méchant.
— Il ne pouvait pas te le dire, dis-je en me demandant s’il était possible de guérir la blessure que je venais d’ouvrir. Cela va à l’encontre de leurs lois.
Cela sonnait faux et je la fermai. Je me sentais merdeuse. Ouais, je pensais que Dominic était en droit de savoir que son démon était encore en vie, mais ce n’était sûrement pas la bonne manière de procéder.
La porte de la chambre s’ouvrit d’un coup. Je sursautai en laissant échapper un glapissement surpris. Dominic ne leva même pas les yeux.
Le regard d’Adam passa de moi à Dominic pour revenir sur moi. L’expression de son visage était meurtrière.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
Sa voix semblait calme sans qu’il ait l’air d’une personne calme.
Je me sentais mal. Pourtant je ne comptais pas l’avouer à Adam. Je relevai le menton pour affronter son regard furieux.
— Je lui ai dit que son démon n’était pas mort.
Si on pouvait tuer d’un regard…
— Bordel ! cria Adam.
Il avança à grands pas. Comme je pensais qu’il en avait après moi, je bondis de ma chaise, mais il se dirigea vers Dominic qui n’avait toujours pas levé les yeux. Ses sanglots bruyants brisaient le cœur et il se balançait d’avant en arrière sur son fauteuil.
Adam s’agenouilla devant Dominic, posant ses mains sur les épaules de son amant.
— Dom, dit-il doucement. Je ne pouvais pas te le dire. Je suis désolé.
Dominic cessa de se balancer et leva des yeux rougis par les larmes.
— Comment as-tu pu me laisser croire qu’il était mort ? Comment as-tu pu faire ça ?
— Parce que j’ai pensé que je devais. Si j’avais su que Lugh avait levé cette recommandation, je te l’aurais dit sur-le-champ.
Il tira Dominic de son fauteuil pour l’agenouiller devant lui puis entoura de ses bras cet homme qui sanglotait toujours.
Appuyant le visage de Dominic contre sa poitrine, Adam m’adressa un regard furieux, si malveillant que ma peau essaya de s’enfuir pour se cacher. J’envisageai de me précipiter vers la porte, mais je n’étais pas certaine de sortir vivante d’une tentative d’évasion.
— Si tu n’hébergeais pas Lugh, gronda-t-il, je te ficherais dehors à coups de pied dans le cul après t’avoir accroché une énorme cible dans le dos.
Un frisson parcourut ma colonne vertébrale. Toute humanité avait disparu de ses yeux, dans lesquels je voyais briller son démon. Littéralement. Ses yeux rougeoyaient comme ceux de Lugh dans mes rêves.
D’habitude, quand je sais que j’ai tort, tous mes instincts de défense se mettent en branle et je passe en mode garce. Je le regrette toujours par la suite, n’empêche que c’est toujours ainsi que je réagis dans la fièvre de l’instant. Cette fois, je me sentais trop merdeuse pour élaborer la plus pathétique des défenses. Et pas seulement parce que Adam me terrifiait, bien que ce soit le cas. Dominic, ce pompier grand et fort, réveillait quelque chose en moi que je ne pensais pas avoir – un instinct protecteur que j’aurais presque pu qualifier de maternel.
J’affrontai le regard furieux d’Adam.
— Je suis désolée. Je n’ai pas réfléchi avant de parler.
Il ne répondit pas, se contentant de me regarder de ses yeux rougeoyants jusqu’à ce que je détourne le regard.
Je l’entendis se lever, l’entendis inviter Dominic à venir avec lui afin qu’ils puissent parler. Leurs pieds passèrent devant mon champ de vision quand ils sortirent, mais j’avais trop honte pour lever les yeux.
La porte se referma sur eux dans un claquement assourdissant.